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Mai 68: une pionnière fait le point

© Alliance Presse
Sociologue mondialement connue pour ses travaux sur la condition féminine, Évelyne Sullerot revient sur les conséquences de Mai 68 sur la femme, le couple et la famille

Avec le recul, quel bilan dressez-vous de Mai 68 et de son apport aux femmes ?
Les soixante-huitards se vantent d’avoir émancipé la femme. Cela me fait rire ! Les trois quarts du chemin ont été parcourus avant. Ceux qui disent cela sont les hommes qui ont lancé la révolution sexuelle. Ils ont répandu cette idée de «révolution sexuelle» pour sortir du totalitarisme.
Ils avaient lu Willem Reich, communiste stalinien et juif allemand qui savait ce qu’étaient les totalitarismes nazis et soviétiques. Il avait écrit un livre, «La révolution sexuelle» où il expliquait que tant que l’homme serait opprimé sexuellement, on l’embrigaderait dans des partis pour utiliser son élan, sa fureur et sa libido. Mais s’il était sexuellement libéré, alors il n’y aurait plus de totalitarisme. Ça se tenait. Nos petites gens de mai 68 avaient lu Willem Reich et ils avaient trouvé cela sensationnel puisqu’en faisant l’amour, ils jouissaient, répandaient la Révolution et déclaraient la mort du totalitarisme du 20e siècle.
–CREDIT–

Et les femmes ?
Elles ont commencé à se manifester sexuellement vers 1970. En 68, elles n’ont rien dit. Elles ont couru après les gars de Mai ! Mais en 1970, elles ont fondé le Mouvement de Libération de la Femme et ont fait une petite révolution sexuelle féministe.
Le Planning familial lui, date de 1956. Jusqu’en 1965 nous n’avions pas de moyens de contraception convenables pour les femmes populaires. Puis la pilule est arrivée. Nous l’avons rendue accessible et avons changé la loi en 1967.
En 1968, au moment de l’effervescence, la femme avait déjà la pilule et la loi était changée. Nous avions posé les bases européennes de ce qui allait être l’égalité des chances pour la femme dans le travail.
En mai 68 [elle avait alors 44 ans ndlr], je visitais les piquets de grève des vendeuses et j’enregistrais leurs propos. C’était énorme. Ça a été mon mois de mai 68. Je supporte difficilement d’entendre dire que ce sont les jeunes qui ont tout révolutionné, même si, pour l’éclatement de la révolution sexuelle, c’était vrai. Ils ont décrété qu’ils étaient contre la possession, l’argent et ils ont fondé des communautés.

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Quelle a été l’influence de ces communautés ?
Elles ont été considérées comme le nec plus ultra de la révolte. Il n’y avait plus ni hiérarchie, ni possession. C’était une utopie vécue et le mythe du groupe et de l’individu à la fois. Il n’y avait plus de couples car ils menaçaient la communauté. Au Danemark, un bébé est né dans une communauté et 25 hommes se sont déclarés comme père ! On a frôlé les utopistes de 1830. Partis de l’idée de mœurs libres, ces groupes ont fini par exercer sur les individus un pouvoir interne très fort.

À quoi ressemblait l’ambiance ?
Ces jeunes se sont coupés de leurs parents. Ils rejetaient tout ce qui était «vieux» : les profs, de Gaulle, les ministres et les parents. Ils ont été odieux et les parents se sont sentis coupables.
J’habitais au quartier latin et toutes les nuits de mai 68, il y avait des charges de CRS. Les jeunes se réfugiaient dans les immeubles et on leur ouvrait la porte. Dans la journée, nous faisions des sandwiches et vers une heure du matin, nous étions envahis. Je leur demandais de se laver les mains car ils avaient du goudron, ce qui signifiait qu’ils avaient «manié du pavé». Puis immédiatement, je leur demandais : «Voulez-vous téléphoner à vos parents ?», car Paris avait des airs de guerre ! Mais ils répondaient tous : «Mes parents, je m’en fous !»

C’était qui, les jeunes de mai 68 ?
C’était l’arrivée à l’âge adulte de la première génération de la paix, celle qui n’avait jamais eu faim. La mienne avait eu les engelures et la tuberculose ! Eux, ils étaient la première génération de la société de consommation. Ils n’ont pas connu 39-45 ni même l’Indochine ou l’Algérie et ils ont proclamé la fin du monde de l’autorité. Mais ils n’avaient pas idée de la misère qui régnait à deux pas de leur fac, dans les bidonvilles ! Ce n’était pas une génération sympathique et ils avaient en face d’eux des CRS qui n’étaient pas du tout des SS, sans quoi…

Quel est le point positif de tout cela ?
Le point formidable a été l’expression. Ils ont libéré la parole et fait avancer la fraternité. Ils sont devenus des parents indulgents. En 1986, lors de la réforme des lycéens, ils regardaient leurs enfants défiler avec nostalgie ! Mai 68 a secoué les relations hiérarchiques. Les femmes ont tiré quelque chose de la conjonction : l’agriculture fondait et les métiers du tertiaire se développaient. Elles sont entrées en masse dans le monde professionnel. Les hommes ont perdu 350000 emplois, mais les femmes en ont gagné 4 millions et demi.

En tant que chrétienne, comment avez-vous vécu ces transitions ?
Mon frère pasteur défilait avec les protestants. C’est dire si nous étions libéraux ! En ce qui concerne le planning familial dont j’ai été la cofondatrice, j’avais été aidée par André Dumas et le magazine «Réforme», ouvert aux jeunes et à l’émancipation. Des curés suivaient le mouvement. C’était un immense pique-nique solidaire qui n’en finissait pas.

Avez-vous dit «il est interdit d’interdire» et le diriez-vous maintenant ?
Non. Je l’ai vu sur les murs, mais j’ai aussi vu «À bas les pères». Ça m’a choquée. Ça marquait le
début de la crise de la paternité. Dans la famille, le père avait jusque-là tous les pouvoirs, mais les lois ont changé. C’en était fini du chef de famille. Le mariage s’écroulait. Je me suis inquiétée de la
rapidité avec laquelle s’est développé le concubinage qu’on nommait «cohabitation».

Vous êtes revenue des bienfaits de mai 68. En regard de tout ce que cet évènement a bouleversé, qu’auriez-vous voulu changer ?
Sans aucun doute l’individualisme que mai 68 a apporté ! Ces jeunes ont eu l’impression de faire une révolution collectiviste. Ils étaient pour le groupe et la communauté. Pourtant, ils en sont ressortis totalement individualistes. C’est cet «individualisme sacré» qui a commencé à détruire la famille. À l’heure actuelle, c’est fini, les couples !
Du point de vue des femmes, elles en ont tiré un pouvoir considérable concernant leur sexualité, la procréation et la famille. Dans l’éducation des enfants, elles sont devenues reines. 75% des divorces sont demandés par les femmes car elles sont assurées d’avoir les enfants ! Par ailleurs, j’ai vu des pères se clochardiser car ils n’arrivent plus à payer la pension alimentaire. Ici, à Paris, l’Armée du Salut domicilie ces hommes à la rue.

Pour vous cette situation du couple affecte aussi le monde protestant ?
Le mariage n’a pas été défendu bec et ongles par les protestants qui ont été plutôt féministes dans l’ensemble. Pendant longtemps, ils n’ont pas été conscients du fait que les enfants pâtissent de la séparation.


3 questions perso

Votre verset préféré ? «Aimez-vous les uns les autres» Une scène biblique favorite ? Jésus sauvant la femme adultère ou le Sermon sur la montagne. Votre plus grande tentation ? À l’heure actuelle, c’est la dispersion. Le plus dur est de garder la continuité dans tout ce que l’on entreprend.

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